«Ces voyages sur papier blanc sont des ricochets contre la démangeaison des mots».
(Michel Seuphor, Diaphragme intérieur et un drapeau, 1926).





1 - UNE VIE DE CRÉATION


LES ORIGINES

Bien qu'ayant écrit de nombreux textes sur l'art, Michel Seuphor n'avait pas éprouvé, jusqu'en 1929, le besoin de créer une oeuvre plastique personnelle, même si quelques tentatives peuvent être signalées de sa part. il fit des dessins pour son livre GRECO, écrit en 1928, et pour son étude de 1929, UN RENOUVEAU DE LA PEINTURE EN BELGIQUE FLAMANDE. Il composa également quelques photo-montages dont un incorporé dans LECTURE ELEMENTAIRE (poèmes de 1926-27) et plusieurs projets d'affiches. En fait, cela représentait bien peu de choses.

Depuis 1923, il rencontrait fréquemment Mondrian, le père du Néoplasticisme. Il avait lu ses théories, publiées en 1920 chez Léonce Rosenberg et voyait naitre, au cours des années, dans son atelier de Montpamasse, des oeuvres d'une grande pureté et d'une profonde spiritualité. Les idées néo-plasticiennes finirent pas imprégner Seuphor qui, en 1929, peignit un certain nombre de grandes gouaches dans cet esprit. Trois demeurent aujourd'hui, les autres furent perdues ou détruites par l'auteur lui-même.

«Je les trouvais trop proches de l'art de Mondrian, écrira-t-il plus tard. Les problèmes que je me posais venaient en tout cas de lui. Mondrian voyait ces oeuvres sur les murs de mon petit appartement, à Vanves, quand il venait le dimanche se joindre à d'autres amis (dans les réunions du groupe CERCLE ET CARRE), et il ne disait rien. C'est ce mutisme obstiné de mon grand ami qui, sans doute, m'a dissuadé de poursuivre dans cette voie, et c'est très bien ainsi. C'est Mondrian qui avait raison. Déjà alors je savais, sans le formuler clairement, qu'il n'y a pas de grands disciples et que les formes d'art ne servent qu'une fois».

A l'exposition historique CERCLE ET CARRÉ de 1930, une création de Seuphor était présentée. Il ne s'agissait pas d'une de ses gouaches mais du TABLEAU-POEME, oeuvre intégrant une composition néoplastique de Mondrian avec le poème TEXTUEL, de 1928.

A partir de 1931-32, Michel Seuphor sentit confusément l'opposition qui grandissait entre le monde idéal de Mondrian et le sien. Il avait autre chose à dire, mais quoi?

En 1932, un médecin admirateur de ses premiers écrits lui offrit l'hospitalité à la Tour de Peiltz, près de Vevey, en Suisse. Seuphor avait 31 ans, et l'occasion inespérée lui était ainsi offerte de s'éloigner pour un temps de la capitale. Il allait enfin pouvoir mettre de l'ordre dans la multitude des idées sur l'art qui ne cessaient d'envahir son esprit depuis quelque temps. Le soir, dans sa petite chambre, la table couverte de papiers noircis d'écriture, il laissait traîner sa plume sur une feuille blanche et, presque sans le savoir, fatigué, sa main traçait des dessins d'un trait continu où jeu et humour apparaissaient spontanément. Les premiers dessins unilinéaires étaient nés, annonciateurs d'une longue aventure picturale tout à fait originale.

Une centaine d'oeuvres fut réalisée au cours de ce séjour en Suisse, dessins à la ligne sinueuse et sensible, en opposition totale avec l'art rigoureux de Mondrian.

L'architecte suisse Alberto Sartoris remarqua un jour un certain nombre d'entre eux entassés sur la cheminée de la chambre. Il en prit une quarantaine et ce fut la première exposition Seuphor, à Lausanne, en 1933. Sartoris rédigea la préface du catalogue avec, comme titre, DE LA PLUME QUI SERT A BIEN DES CHOSES. Surprise, tout fut vendu ! Il est vrai à un prix dérisoire (10 Francs suisses), le montant de la vente compensant tout juste les frais de cartons d'invitation.

En 1934, Michel Seuphor quitta Paris et sa vie trépidante pour s'installer à Anduze dans le Gard, à la recherche d'une vie simple, proche de la nature, tournée vers la réflexion et l'écriture. Au cours des quatorze ans que dura cette vie campagnarde, quelques dessins virent le jour, surtout pour illustrer le petit bulletin bimestriel, LA NOUVELLE CAMPAGNE, que Michel Seuphor rédigea de 1934 à 1939, sa femme Suzanne le tapant à la machine à écrire. Durant toute cette période, sa préoccupation essentielle était littéraire et il écrivit de nombreux romans, poèmes et essais. Il s'engagea également dans l'action journalistique, engagement provoqué par la situation internationale dramatique due à la montée des fascismes et à l'approche de la guerre. Il faut attendre 1948 et 1949 pour voir réapparaître une production significative de dessins unilinéaires. A partir de cette date, la veine créatrice ne tarira plus, toujours personnelle, l'humour étant constamment présent, aux côtés d'une même poésie et d'un pouvoir d'invention de thèmes sans cesse renouvelés 1.

Dès le début, on assiste à une tendance au parallélisme des formes. Progressivement, et après bien des recherches, ce parallélisme devait aboutir, en 1951, au dessin à lacunes, c'est-à-dire à la technique consistant à faire apparaître les formes laissées en blanc grâce à un réseau de lignes horizontales infirment répétées sur le fond. Toujours tracées à main levée, leur plus ou moins grand espacement, la vibration plus ou moins ample que leur transmet la main communiquent au dessin sa lumière, sa densité, sa poésie.

Trente ans plus tard, Michel Seuphor continue à tracer inlassablement des horizontales, toujours émerveillé «la trouvaille la plus simple, le geste le plus élémentaire est devenu la source infiniment riche. Il y a toujours plus dans moins», écrira-t-il.

Les années 1950 à 1953 furent des plus difficiles. Très peu d'argent : l'unique ressource provenait pratiquement des seules correspondances mensuelles de Paris, transmises à la revue américaine ART DIGEST: «Pas d'autres issues que de briser mes soucis sur le dessin». Seuphor ne quittait plus sa planche, et c'est au cours de 1952-53 qu'il domina la technique des «dessins à lacunes à traits horizontaux», technique qui est restée sienne jusqu'à ce jour.

La production de cette période est abondante. Pour s'en rendre compte, il suffit d'examiner l'inventaire des oeuvres. En 1948, 9 dessins sont réalisés, 72 en l949, 38 en 1950, 40 en 1951, 83 en 1952 et 108 en 1953.

La création, tout en restant régulière, n'atteindra plus ce niveau jusqu'en 1970 où le nombre de dessins réalisés par année ira en s'amplifiant ; 1954 est une année importante, à un double titre : d'une part, on assistait à l'apparition des premiers dessins - collages, et, d'autre part, la galerie Berggruen à Paris organisait pour la première fois, et sous l'incitation de Jean Arp, une exposition de dessins à lacunes.

Une nouvelle vie commençait.

Les réalisations allaient se succéder dans le domaine des oeuvres sur papier, bien sûr, mais également dans celui de la tapisserie, de la céramique et des grands assemblages de dessins. Les expositions se multiplièrent, tant dans les musées que dans les galeries, en France comme à l'étranger.

A partir de cette date, seules seront indiquées les étapes significatives.

En 1955-57, des cartons de tapisserie furent réalisés en Hollande pour la Maison de la Province de Arnhem, et des projets de tapis et tapisseries exécutes pour le gouvernement belge.

En 1958, les dessins à lacunes atteignirent leur pleine maturité à travers différents thèmes qui reviendront par la suite : gammes, dentelles, constellations, bâtonnets, oeufs, constructions géométriques.

Un an plus tard, en 1959, la galerie Denise René présenta à Paris un ensemble de dessins, dessins - collages et tapisseries.

La même année, l'artiste réalisa ses premiers assemblages, c'est-à-dire des grands dessins exécutés sur plusieurs feuilles, encadrées et placées bord à bord, en damier.

En 1964-1965, la Manufacture Nationale de Sèvres lui commanda des projets de céramiques. Deux vases de deux mètres de haut furent décorés de dessins à lacunes et, plus tard, acquis par le Palais impérial de Téhéran. Une deuxième version des mêmes vases sera achetée en 1972 par le Ministère Belge des Télécommunications.

Mais, il revient au Musée des Beaux-Arts de Nantes d'organiser, en 1966, la première grande rétrospective de l'ensemble de l'oeuvre de Seuphor. Un dessin en 7 parties, D'ABÎME EN ABÎME, entra dans ses collections à cette occasion.

L'année suivante, le Musée de Lodz en Pologne fit de même, et le Musée National d'Art Moderne se porta acquéreur d'un collage en huit parties, LA MORT D'ORPHÉE.

En 1968, une tapisserie de grande dimensions alla décorer la nouvelle faculté de Droit de Bordeaux et, au vernissage de l'exposition du Musée de la Chaux de Fonds, fut jouée une création musicale du compositeur Francis Moroglio, illustrant le dessin en six parties, CONCERTO.

Le Musée en plein-air de Legnano (Fondazione Pagani), s'orna en 1970 de grandes mosaïques réalisées à partir de dessins de l'artiste.

Des nouvelles rétrospectives eurent lieu au Musée de Saint-Étienne en 1971, au Centre Marcel Peeters à Anvers en 1972, au Musée de Besançon et au Gemeentemuseum de La Haye en 1976, au Saarland Museum de Saarbrûcken en 1979 et au Musée de la Boverie à Liège en 1981.

Une grande tapisserie fut acquise en 1973 par un autre établissement universitaire, la nouvelle faculté de pharmacie de Chatenay-Malabry, près de Paris. La même année, le Musée Krôller-Muller des Pays-Bas enrichissait ses collections d'un dessin en seize parties, LES DIEUX.

Cette énumération se terminera avec le rappel de l'exposition, en 1977, au Musée National d'Art Moderne - Georges Pompidou - qui publia à cette occasion un important catalogue, en collaboration avec le Fonds Mercator d'Anvers et le Gemeentemuseum de La Haye.

En 1985, Nantes prend l'initiative d'honorer, une nouvelle fois, l'oeuvre de Michel Seuphor, non seulement l'oeuvre plastique avec une deuxième exposition au Musée des Beaux-Arts mais, fait beaucoup plus rare, l'oeuvre littéraire, dans le cadre d'un colloque universitaire international.

Ainsi l'homme du nord, ce Flamand d'Anvers, ce Parisien des années légendaires de Montparnasse devenu campagnard pendant quatorze ans, ce critique à la notoriété internationale des années 50, a trouvé dans l'Ouest de la France la juste compréhension et l'admiration de ce qui lui tient le plus à coeur, une vie de création consacrée à la littérature, à l'art et à la poésie.



II - L'ART DE MICHEL SEUPHOR



Existe-t-il une relation entre l'oeuvre de l'écrivain et celle du dessinateur ? Michel Seuphor a-t-il plusieurs personnalités, chacune adoptant un langage propre?

Le roman, le poème, l'essai, l'oeuvre d'art s'adressent aux différentes facettes du même être humain, à la fois raisonneur et sensible, prompt à l'action comme à la spéculation intellectuelle et, de toute façon, poète.

Que le créateur choisisse l'un ou l'autre de ces langages pour s'exprimer, ou qu'il en pratique plusieurs, il n'en demeure pas moins unique, soumis à une seule harmonie intérieure et à une même fantaisie.

Chez Michel Seuphor, la clarté de l'écriture se retrouve dans celle du dessin. La simplicité de la forme écrite répond à celle tracée à l'encre de Chine sur une feuille de papier. Un rythme commun lie les créations littéraires et picturales. La musique des sons correspond à la musicalité des lignes et des formes. L'oeuvre de Seuphor appartient tout entière à la lumière et à l'espace, au soleil, à la joie et à l'éternelle jeunesse. C'est le chant d'un humaniste épris de liberté.

Comme nous l'avons vu, la technique si particulière des «dessins à lacunes et à traits horizontaux» s'est imposée progressivement depuis les oeuvres unilinéaires réalisées entre 1932 et 1947 jusqu'à la maîtrise définitive atteinte au cours des années 50.

Les dessins unilinéaires ne sont pas sans rappeler parfois les personnages en fil de fer de Calder, pleins d'humour, aériens, comme suspendus dans l'espace.

Dans les dessins à lacunes l'espace n'est pas seulement suggéré mais entièrement créé. Les formes dessinées, laissées en blanc, se meuvent sur un fond chargé de lignes parallèles tracées à main levée. Leur densité plus ou moins forte fait apparaître des zones d'ombre et de lumière dans la vibration de l'air créée par la modulation infinie de la ligne dessinée. Le silence des formes blanches, la poésie aérienne de la composition, tout concourt à faire de ces oeuvres des instants de rêve à jamais fixés.

La puissance symbolique de la verticale et de l'horizontale a été souvent traitée par Michel Seuphor. La longue fréquentation de Mondrian et ses propres préoccupations spirituelles ne pouvaient que l'incliner à développer ce sujet.

L'horizontale est synonyme de douceur, de repos, d'homme étendu, de calme horizon, d'eau qui doucement court. En un mot, c'est le symbole de la paix.

La verticale est synonyme de force, d'activité, d'homme debout, de poussée des montagnes et de la sève, du feu qui dévore. Ce n'est pas autre chose que le symbole de la vie.

Dans ses dessins, Seuphor a incontestablement privilégié l'horizontale, mais la verticale, réintroduite avec les formes blanches des lacunes, n'en prend que plus de force, s'impose d'autant mieux. Les lacunes baignent dans un infini serein et intemporel, ciel ou mer d'été, irrésistiblement attirées par un mouvement ascensionnel. Tout vibre, tout est légèreté, jeu, humour et poésie.


LE CERCLE ET LE CARRÉ

S'il y a un thème majeur dans l'oeuvre dessinée de Michel Seuphor, c'est bien celui du cercle et du carré.

Dès 1929, lorsqu'il constitua avec Torres-Garcia le premier groupement de peintres abstraits, ces deux formes géométriques furent choisies pour le définir.

Ces formes élémentaires constituent à elles seules une représentation philosophique de l'univers et de l'homme.

Le cercle symbolise le domaine de l'impondérable, de la légèreté, de l'éternellement recommencé. Le carré, sûr de lui, équilibré, appartient au monde de la pesanteur, des certitudes, à celui où tout se mesure.

Dans la cosmologie des Yi-King, le ciel est rond et la terre carrée.

Les dessins à lacunes reproduisant le couple fondamental Cercle-Carré sont continuellement présents dans l'oeuvre de Seuphor. Il y revient périodiquement pour un temps, irrésistiblement attiré, puis repart très vite vers d'autres aventures. Instants de repos, de retour sur soi, ce sont des pauses nécessaires sur le chemin de la création.

Le cercle est souvent grand et léger, le trait ténu. En général s'impose un carré massif, quelquefois inclus dans le cercle. Au cours des dernières années, il a eu tendance à s'alléger jusqu'à devenir transparent. «Cela crée un rapport tout nouveau avec le cercle, qui maintenant peut avoir plus de poids. Et cela donne une autre forme au dialogue, un tout nouveau mariage du cercle et du carré».

Seuphor a exploré de nombreux thèmes d'inspirations diverses. Une idée développée au cours d'une période peut être momentanément abandonnée puis reprise des années plus tard. Chaque idée n'a pas donné naissance à un nombre sensiblement identique de dessins. Par exemple, SILENCE HABITE, sujet traité à partir de 1954, a inspiré 32 oeuvres ; DENTELLES, de 1968, environ 80; YI-KING, de 1974, une centaine. Mais à part quelques thèmes particulièrement généreux, le nombre de dessins regroupés sous une même dénomination se situe entre 5 et 20, de 5 à 8 étant le cas le plus fréquent.

Toute notre expérience de la peinture comprend une partie verbale considérable. Nous ne voyons jamais les tableaux seuls, et notre vision est rarement pure vision. Les critiques, les invitations aux expositions, les affiches, les revues, les catalogues, tout parle de l'oeuvre d'art et de l'artiste qui l'a créée. Comment croire que cet environnement n'a aucun impact sur le spectateur, au moins momentanément ?

Mais que dire lorsqu'il s'agit de la «Carte d'identité» de l'oeuvre elle-même ? Quel est l'artiste qui l'a conçue ? A quelle date ? Quel titre lui a-t-il donné ? L'oeuvre d'art se met alors à exister dans son temps, à se mouvoir dans son «espace» propre. Elle devient un des maillons d'une vie, et admirer un artiste consiste à admirer une existence consacrée à l'art bien plus qu'une seule de ses créations, aussi géniale soit-elle.

Quant au titre des oeuvres, il revêt fréquemment une importance primordiale, car il peut modifier en profondeur la façon de les voir. Sa connaissance est susceptible de transformer une première impression personnelle en une compréhension plus riche, une connaissance plus totale. Mais encore convient-il que la dénomination soit bien choisie, qu'elle ne se contente pas d'être impersonnelle, telle que portrait, paysage, composition, nature morte...

En ce qui concerne les dessins du poète Seuphor, il n'est pas besoin d'insister sur l'apport considérable des titres. Ce sont souvent de véritables petits poèmes, quelquefois réduits à un mot, en symbiose remarquable avec le sujet traité.


Prenons quelques exemples:

LA MORT D'ORPHÉE 2,3 , titre d'un dessin en huit éléments de 1964, ajoute indiscutablement un sens supplémentaire au jeu des lignes et des formes. La légèreté de la composition impose définitivement un espace musical. Les réseaux de traits verticaux situés à gauche et au centre droit de l'oeuvre sont animés par de longues vibrations qui évoquent celles des cordes de la lyre d'Orphée éternellement jouée pour le plaisir des hommes. Le mouvement sinusoïdal entraînant les motifs centraux - demi-cercles, barres, trapèzes - en une ligne d'abord déclinante puis ascensionnelle jusqu'à se perdre dans l'infini de l'espace, donne un équivalent plastique et poétique parfait du mythe d'Orphée. Le poète meurt, mais son chant poursuit un éternel voyage dans le monde des sphères.

CONSTELLATION AVEC RIDEAUX ET FILS PERDUS 2, dessin en seize éléments de 1968, désigne parfaitement la vision qui s'offre au spectateur. L'univers scintille de points lumineux. Deux pluies d'étoiles, une à gauche, l'autre à droite, éclairent la composition d'une clarté mystérieuse. Mais quelle est cette trace lumineuse, divaguante à travers l'espace ? Un météore ? Une étoile folle ? Ou le parcours du poète?

COMME UN CHANT QUI ÉCLAIRE LA NUIT 2, dessin-collage de 1973, se meut dans un univers rouge assombri par le réseau dense des lignes noires horizontales. La composition est verticale. Au centre, une zone bleue avoisine un rectangle blanc, fenêtre ouverte sur la nuit. Deux petites surfaces jaunes renforcent la tonalité chaude de l'ensemble. Le chant vertical des formes est comme suspendu dans l'espace d'une belle nuit d'été, une de ces nuits du monde du rêve.

LA GRANDE RENCONTRE 4, dessin en 10 éléments de 1976, montre un cercle immense tracé d'un trait ténu rencontrant un carré massif. Représentation symbolique de l'univers, ces deux figures géométriques forment un mariage parfaitement équilibré. La légèreté, l'éternellement recommencé, lié pour toujours au monde des certitudes, des choses bien établies, se meut dans un espace vibrant de lumière. Les éléments de gauche de la composition comportent deux courts textes soulignant la nature dynamique du cercle et la puissance statique du carré :

«LE CERCLE REND VISITE AU CARRÉ
LE CARRÉ FAIT ACCUEIL AU CERCLE»

LE DRAPEAU D'ORPHÉE 4, dessin-collage en un élément de 1977, est une invitation à la poésie. Sur un ciel bleu, un drapeau à la hampe lumineuse déploie joyeusement ses couleurs - bleue, rouge, verte et mauve. Loin dans l'infini, un soleil irradie une clarté mystérieuse. Placée au centre du drapeau, une inscription énonce la devise d'Orphée

«NE COURS PAS A LA POURSUITE DES IDÉES : CHANTE»

LA RÈGLE, LE JEU ou LA MIGRATION DES SIGNES 4, dessin en 8 éléments de 1979, n'est autre chose qu'une danse joyeuse. Les deux mots LA RÈGLE, LE JEU, écrits en une suite ininterrompue formant une colonne verticale au centre de la composition, scandent, tel un métronome, un rythme à deux temps auquel répond la danse des signes.

De telles analyses pourraient se poursuivre inlassablement. A chacun de rechercher et de préciser sa propre vision.

Toutefois, et seulement pour donner un aperçu plus complet de leur personnalité, voici une liste de titres : GAMMES, ÉTOILE NOUÉE, VA AU LARGE ET JETTE TES FILETS, LA MAISON DU JARDINIER GÉOMÈTRE AVEC SON ÉPOUVANTAIL PARTICULIER QUI INTERDIT L'APPROCHE DES PANIQUES, ITINÉRAIRE DU PRINTEMPS, LES MÉMOIRES D'UN MANGEUR DE SOLEIL, IL FAUT MAINTENANT CONSTRUIRE LE MONDE, DENTELLE AVEC TROIS FILS PERDUS, DENTELLE RUISSELLEMENT, CÉLÉBRATION DU CERCLE, QUEL SILENCE ? QUELLE ABSENCE ? QUEL GOÛT PERDU D'ÉTERNITÉ ? HYMNE A LA CALME NUIT, RIMES RICHES POUR ANNONCER L'IMMINENCE DU PRINTEMPS, PETIT CONCERT SUR LES RIVES DU SILENCE, SIGNAL SIGNALANT LA BONNE HUMEUR, CATHÉDRALE DU JEU, TAPIS VOLANT DES HAUTES ALTITUDES, UN ARBRE DE NOËL POUR LES HABITANTS D'INNOCENCE, LE PHILOSOPHE MUNI DE PEIGNES A IDÉES AVEC DEUX RÉCOMPENSES, LES CHIMPANZÉS DANS LA COUR DES MIRACLES...

De tout temps les artistes ont éprouvé le besoin d'incorporer une phrase, un mot, voire seulement une ou plusieurs lettres, dans leurs créations picturales. Souvent, c'est le titre même de l'oeuvre qui devient partie indissoluble de celle-ci, il participe alors activement à la composition et au rythme de l'ensemble. Le regard attiré par lui l'analyse, d'une part, en mettant en oeuvre le conscient afin de comprendre sa signification littérale et, d'autre part, en laissant agir l'inconscient pour appréhender sa qualité plastique intrinsèque. Le texte devient sujet de contemplation.

Michel Seuphor n'a pas manqué d'être attiré par cette puissance de l'image-texte, objet de synthèse entre le parler et le visuel, l'écriture et le dessin, la poésie des mots et celle des formes.

Ici encore, quelques exemples seront données à titre d'illustration.

FESTIVITÉ 5, dessin en huit parties de 1963, déborde d'une allégresse totale. Le titre, indiqué en blanc et au sommet de la composition, s'inscrit dans l'ordonnance générale. Le regard attiré vers le haut découvre le mot «festivité», quatre syllabes bien rythmées, bien chantées, écrites en cursive appliquée, les lettres doucement liées les unes aux autres, toutes d'égale importance. Jouissons du moment qui passe mais en sage. Le choix d'un autre caractère, l'écriture bâton par exemple, aurait donné une atmosphère plus intense, plus éclatante.

PALPE-MOI SOLEIL 5, dessin de 1960, est un modèle du genre. Le titre, lui-même répété en lettres d'imprimerie de dimensions différentes, est l'élément de base de la composition. C'est un chant de joie, un hymne au Soleil et à la Vie. Cette fois, le caractère utilisé, heurté, vigoureux, masculin, communique inconstestablement une impression de bonheur dionysiaque.

FLEUR SOURCE SOMME SOMMETS, dessin en 6 éléments de 1962, a un titre long. Écrit en caractères «bâtons», en bas de l'oeuvre, il se découvre lentement au regard et à la lecture. Son impact en est d'autant plus grand car chaque mot se dévoile successivement et, chaque fois, l'esprit charge inconsciemment la nébuleuse irradiante située au-dessus de lui de significations multiples.

JE TU IL 6, dessin en un élément de 1977, est une véritable danse des pronoms personnels. Rythme à deux temps bien marqués les JE et les TU s'appellent et se répondent dans un balancement qui pourrait être infini si l'oeil ne découvrait pas, d'abord imperceptiblement puis avec une évidence absolue, un IL imposant. Interrogation muette, cet unique pronom met un point final à la musique des sons.

NAVIGUE EN EAU CALME AVEC VENT DOUX 6, dessin en un élément de 1984, montre une correspondance parfaite entre le texte, écrit en bas de la composition, et le jeu des vibrations verticales animées par un mouvement de flux et reflux. Le choix d'une écriture cursive s'imposait ici comme étant la plus apte à exprimer plastiquement l'oscillation perpétuelle de la mer.

TABLEAU-POEME VIII 6, dessin-collage en un élément de 1958, est une réussite quant à son pouvoir de suggestion pour la lecture du texte qui le compose. L'utilisation de l'écriture bâtons induit une prononciation franche, bien appuyée.

L'espace assez important entre les mots mentionne qu'ils doivent être lus ou déclamés bien distinctement. Lorsque le texte se déroule horizontalement, on pense à une intensité identique des mots, comme PLUS LOIN PLUS HAUT - PLUS PRÈS... Par contre PLUS VIF, qui suit une ligne ascendante, indique que VIF atteint une hauteur de prononciation supérieure à celle de PLUS. C'est l'inverse pour PLUS LENT LENT, situé au-dessous de PLUS, ne peut qu'avoir un timbre plus grave. Quant à la dernière ligne, COMMANDEMENT, écrite en caractères plus petits, elle se doit d'être prononcée doucement, les quatre syllabes bien détachées.

Une place à part doit être faite aux inscriptions en langues étrangères. Dans son désir de connaître les expressions les plus élevées de la pensée humaine, ce qu'elles possèdent d'universel, directement et dans leur originalité première, Michel Seuphor ne pouvait qu'étudier les langues des grandes civilisations, et c'est ce qu'il a fait.

Entre 1974 et 1984, une soixantaine de dessins intégrèrent des citations latines telles que LUDERE ET LAETARI, ou BENE AGERE ET LAETARI, ou AEQUAM SER VARE MENTEM, ou QUIESCERE, ou encore QUAERE QUEM AMES, etc.

Une quinzaine de dessins utilisèrent des lettres et des citations grecques entre 1975 et 1984, et une quarantaine des caractères chinois dans la même période; 25 s'adressèrent à l'hébreu entre 1978 et 1982 ; à l'anglais, 3 ou 4 ; certains à l'italien et à l'allemand. Mais, pour ces derniers, le nombre et la date des oeuvres produites sont actuellement difficiles à établir. La production la plus importante a été réalisée avec les hexagramrnes des Yi-King. Environ 100 dessins les ont pris comme éléments de base entre 1961 et 1984.

Michel Seuphor dessine beaucoup, presque tous les jours. Les dessins commencés sont toujours terminés même si, à première vue, ils paraissent peu satisfaisants. Après un temps d'oubli, leur redécouverte peut réserver d'heureuses surprises.

Dessiner est une façon de conquérir le bonheur, chaque jour, sans interruption. Sachons prendre, dit Seuphor, le parti de la sérénité dans la création, le jeu et la poésie.

        M.S. (Le Commerce de l'art, 1966).



  • 1) Parallèlement, Seuphor a mené une activité de création de revues, de poète, de romancier, d'essayiste, de journaliste engagé...
  • (2) Voir la reproduction de cette oeuvre dans le catalogue SEUPHOR du Musée National d'Art Moderne (1977)
  • (3) Collection du Musée National d'Art Moderne Georges Pompidou.
  • (4) Voir la reproduction de cette oeuvre dans le catalogue SEUPHOR du Musée des Beaux-Arts de Nantes (1985).
  • (5) Cf. supra, note 2.
  • (6) Cf. supra, note 4.